Peu avant la première vague du Covid19, Laibach avait signé la partition d'une production théâtrale, "Wir Sind Das Volk (Ein Musical Aus Deutschland)", jouée à Berlin. Celle-ci se base sur le travail du dramaturge allemand Heiner Müller. Les textes d'Heiner Müller sont loin d’être aussi didactiques que ceux de Bertolt Brecht, l'écriture post-moderne de l'auteur de "Hamlet-Machine" ou "Philoktet" est quasi hermétique et témoigne d'un grand pessimisme. Son œuvre s'attache au déclin des civilisations autophages, les nôtres ! Le profil de ce grand homme tourmenté ne pouvait que plaire au groupe slovène. Ajoutons à cela que Laibach avait rencontré le dramaturge en vue d'une collaboration qui n'avait jamais pu être concrétisée en raison de la mort de l'auteur en 1995.
L'album se divise en deux parties distinctes, l'enregistrement studio et une captation live de la pièce de théâtre. Les germanophiles et autres étudiants en art dramatique devront se pencher sur la seconde partie, le jeu des acteurs (en particulier de la comédienne principale) est assez intense, tout en retenue jusqu'à l'ouverture des vannes. Néanmoins, pour les oreilles françaises non habituées aux subtilités de la langue de Goethe, certains passages purement théâtraux et dépourvus de musique laisseront l'ennui s'installer. Cette deuxième partie n'est guère nécessaire et allonge la durée de l'album sans convaincre.
L'enregistrement en studio, long de 47 minutes, se révèle plus intéressant même s'il n'est toutefois pas de tout repos. "Wir Sind Das Volk" est parcouru par des courants étouffants et anxiogènes ('Ich Bin Der Engel Der Verzweiflung') desquels sourdent à la fois menaces (le glas et les bourdonnements de mouches de 'Lessing Oder, le sinistre instrumental 'Im Herbst 197...Starb', les violons et violoncelles spectraux) et promesses de lumière (le thème de piano protecteur qui ouvre l'album). Si l'indus n'explose pas véritablement, il est toutefois présent, tapi dans l'ombre ('Der Vatter','Ordnung Und Disziplin, Müller vs Brecht' qui suinte érotisme et mort). Comme à son habitude, la voix gutturale et murmurante de Milan Fras constitue une véritable balise à laquelle l'auditeur plongé dans ce marais noir peut s'identifier. Il est épaulé dans sa tâche par le fidèle Boris Benko mais surtout Marina Mårtensson. Sa voix cristalline résonne sur les touchants et majestueux 'Medea Material' ou 'Traumwald', qui offrent une goulée d'air frais. Suivant son programme de pervertissement sonore des genres musicaux, Laibach se permet de grands moments caustiques comme 'Flieger Grüs Mir Die Zone', une parodie de chant de cabaret sur un mode opéra, s'achevant sur des rythmiques martiales (on imagine Milan Fras s'amuser de façon pince-sans-rire comme ses yodels sur le précédent album) ou ce final aussi grandiloquent et sucré que sarcastique 'Ich Will Ein Deutscher Sein'.
Si la partie théâtrale est quelque peu superfétatoire, Laibach concrétise son rendez-vous manqué avec Heiner Müller, comme si les deux univers étrangers que sont le théâtre et la musique pouvaient fusionner en harmonie. Laibach, qui n'a pas pour vocation de plaire à tous, réalise un album sombre et inquiétant traversé par des instants de grâce. Tout comme The Residents voire Kiss à une certaine époque, Laibach brode scrupuleusement son concept unique qui dépasse l'art musical. Laibach est-il le plus grand groupe post-moderne ?